Par Catherine Fagnot et Silvère Vincent
Photos : G. Chabaud et Caudebec
Dans le numéro 2 de Velvet nous sommes revenus sur la première partie des 16 années de tournées, de disques, de rencontres et donc dénergie et de vie des Thugs, probablement le premier groupe culte de lHexagone. Rappelez-vous : nous en étions restés à lévocation de lalbum de 1991, I.A.B.F., le troisième du groupe et de son titre-phare : « I Love You So ». La suite du voyage est tout aussi vivante Même pour la sortie des rééditions richement agrémentées de bonus qui viennent darriver dans les bacs.
Donc 93, As Happy As Possible, produit à Seattle. Lalbum le plus complet ?
Eric : Le meilleur souvenir de studio.
Pierre -Yves : Peut-être lalbum le plus travaillé, comme un concept-album : plus riche, plus habillé. On a essayé plus didées car on se sentait vraiment bien avec Kurt Bloch. Même visuellement, sur la pochette, cest plus riche.
E : Jai toujours revendiqué cet album. Quand Sub-Pop a écouté les bandes, ils ont dit « il est long, on va être obligé de faire un double vinyle Vous ne voulez pas enlever quelques titres ? ». Impossible ! Cétait un tout, travaillé : les titres, les bruitages entre, et puis lalbum représentait ce quon avait composé mais aussi les vingt jours de studio. Kurt et lingénieur du son, les Sub-Pop pas loin, le basket à la télé, la pluie dehors, etc. Plein de trucs de lalbum qui en font une photographie de notre enregistrement.
A lécoute on sent quil sest passé quelque chose de positif Puis on arrive à Strike, lalbum produit par Steve Albini.
P-Y : La différence flagrante entre Steve et Kurt se ressent sur le disque. Un jour, on finit une prise et quand on vient rejoindre Albini dans la cabine, il est entrain de bouquiner. Il a vu quon était là, il a arrêté le magnéto. Il ne soccupait pas de nous, il sen foutait apparemment. Kurt, dans la cabine deux ans avant, sautait denthousiasme derrière la vitre, nous donnant le tempo avec de grands gestes.
Ça ne se passe pas bien avec Albini ?
E : Ça « se passe », cest tout. Je suis sorti de lenregistrement en disant « ce disque ne me plait pas, on va vite composer dautres morceaux, je veux faire un autre album ». On na jamais dit du mal dAlbini, jai relu des chroniques où Christophe disait que cétait bien, etc. Peut-être quil le pense, pas de soucis. Mais là, pour les interviews autour de la compilation, Pierre-Yves et moi nous sommes un peu lâchés au sujet dAlbini.
Le « son Albini » nest peut-être pas celui quil fallait aux Thugs.
E : Aussi oui. La production quil avait faite pour In Utero de Nirvana était vraiment bien. Cest pour ça quon la choisi. Dans le même studio trois mois avant, on avait enregistré avec lui « Waiting », qui reste le meilleur morceau de lalbum. On en était très content. Ce titre est bien avec sa production à lui, peut-être que les autres morceaux étaient trop faibles et que personne naurait rien pu en tirer de meilleur. Mais je nai pas aimé sa façon de se comporter en studio, un type assez froid malgré son humour. A la décharge de Steve, cet album na peut-être pas les meilleurs titres quon ait composés. Peut-être pas matière pour quil se passe quelque chose. Je me rappelle quil nous a fait ch pour nos arrangements. Il déteste les arrangements. Pour lui, limportant est denregistrer le groupe tel quil est : son micro devant ton ampli et il prend ça tout droit. Cest ce quil veut enregistrer qui sort et, à la limite, le mixe est fait tout de suite. Cest sa façon de travailler. Avec Sloy, ça lavait fait. Pour nous, cétait une erreur. Mais Strike nest pas nul, beaucoup pensent même que cest notre meilleur album.
P-Y : Quand on a enregistré la reprise de « Moon Over Marin » pour le tribute aux Dead Kennedys avec Butch Vig qui avait déjà fait Nevermind de Nirvana, on arrive en studio juste pour ce titre au milieu de la tournée américaine. Il ny avait que la tête de lampli de basse. Lenceinte était au sous-sol : comme tout était à fond sur lampli, cétait trop gros pour que la gamelle puisse rester là. Cest linverse dAlbini. Je ne sais pas si on aurait pu faire un album entier avec Butch mais ce morceau-là sonne extrêmement bien.
Justement, comment avez-vous imaginé cette version du titre des Dead Kennedys quon retrouve sur la compilation ?
E : On ne peut pas dire que ce soit une reprise des D.K., je pense que cest plus un morceau à nous tellement on se lest accaparé. I.A.B.F. était sorti chez Alternative Tentacles car Sub-Pop avait des difficultés. On avait des contacts depuis longtemps avec Jello (Ndlr : Biaffra, boss du label et chanteur des D.K.) ; donc il sort le CD et nous contacte pour le tribute. Sympa, mais je naime pas les Dead Kennedys,. Il propose de faire « Moon Over Marin ». Pas fou du titre, on se dit quon va le faire à notre sauce. On la un peu trafiqué et il sonne.
Ainsi arrive 97, lalbum Nineteen Something et le retour en studio avec Kurt Bloch.
E : Et la signature avec Labels, autre grand moment marquant. Discussions internes. Il faut rappeler quon discutait la plupart du temps normalement, quon sembrouillait parfois, mais toutes les décisions étaient prises à lunanimité. Donc décision en commun daller chez Labels. Cest aussi un moment où, en France, il y a peu de labels susceptibles de nous sortir dans de bonnes conditions. Donc Labels. On a pu entendre que cétait un peu une traîtrise, mais bon
Réaction prévisible des fans.
E : Comme la chanson en français correspond aussi à cet album là, ça nous a fait rire tellement on sy attendait. Or cest faux. Chez Labels, pour moi ça na fait aucune différence dans la relation avec la maison de disques. Au quotidien, on nétait pas dans une major. Ils venaient tous de lindépendant, radios, fanzines, etc. Ils étaient nombreux, il y avait un peu dargent, sinon, aucune différence, aucune pression. A partir de là, cest même nous qui choisissons notre producteur. Et il a fallu quon arrive sur une major pour ça. Labels na jamais rien dit sur rien, ni la pochette, ni les clips, que nous avons faits aussi nous-mêmes. Nous étions presque plus libres de décisions là quailleurs.
P-Y : Ils étaient fans, ce qui était très important.
E : Donc, « Les Lendemains Qui Chantent » arrive quand on signe sur une major. Les Thugs chantent en anglais parce que, comme Christophe disait, langlais est la langue du rock et parce que nos influences sont anglo-saxonnes. Musicalement, vu la vitesse à laquelle on joue, on ne peut pas coller de paroles en français. Et puis on ne se sentait pas capable de bien écrire en français. Or, on allait être exigeant par rapport aux textes. En avançant cest vrai que je suis arrivé à une période où, par exemple, jécoutais beaucoup Dominique A. Il a une écriture en français particulière, dans laquelle je me retrouve. Pour tout ça, je me dis que jécrirais bien un truc en français sur lequel on va sexprimer plus « précisément » quen anglais. Cest dur : musicalement ça reste problématique. Mais on a quelques titres plus mid-tempo sur lesquels le français peut coller. Je dis « sur celui-là, jai envie de me lancer ». Et je le trouve bien, même si tout le monde ne pense pas ça, ce nest pas grave. Cest un morceau que jadore et je suis content de lavoir fait sur cet album.
Alors, 99, on arrive à Tout Doit Disparaître, choisi parce que vous aviez décidé darrêter ?
P-Y : Oui, quand on enregistrait, on avait déjà décidé que cétait le dernier avec une dernière tournée. Eric et moi sortions de la réunion où nous avions pris la décision, on passe alors devant un magasin où un grand panneau indiquait « Tout doit disparaître ». Eric a dit «voilà, on va lappeler comme ça ».
E : Le ton de la boutade devient : oui, tout doit disparaître, et nous aussi. On a été ensemble pendant quinze ans, cest bien. Toutes les choses sont appelées à sarrêter, Les Thugs comme le reste. Cest la vie.
A voir lenchaînement des noms des albums, on sent dabord une montée positive avec Radical Hystery, Electric Troubles puis un ton de plus en plus déçu, Still Hungry, sous-entendu « malgré ladversité », I.A.B.F., tentative de rester debout, As Happy As Possible, puis la dernière rébellion plus encadrée (Strike), Nineteen Something, le titre dépité par excellence, et Tout doit disparaître qui est le mot de la fin. Une vision de plus en plus désabusée de ce qui sest passé ?
E : On a mis aussi, dans les paroles, lattitude du groupe et dautres moyens, de plus en plus de notre vision du monde. Je suis un pessimiste offensif, comme Christophe. Enfants de mai 68 et cette presque-révolution qui bouscule un peu tout, suivie des 70s militantes finissant par le mouvement de 77 qui est offensif, politiquement parlant, souvent à linsu de ses acteurs. Suit tout le phénomène musical des 80s alternatives avec les labels Bondage ou Gougnaf. Après, les 90s ne sont pas joyeuses, partout ça retombe. La chute du mur, qui nest pas une date marquante pour nous, signifie aussi la fin des idéaux, des idéologies et des illusions. Plus de modèle révolutionnaire même si nous nen avons jamais eu. Plus personne ne voit où ça va. Même sil y a peut-être des espoirs dans lalter-mondialisme. Ainsi Nineteen Something et Tout Doit Disparaître ne sont que des signes logiques.
Pour revenir à ce dernier album, la production par Tech est-elle un signe de remerciement ou à ce moment-là, ny a til que lui qui puisse le faire ?
P-Y : Une évidence !
E : Parce que ça fait dix ans quil est là, que cest logique et quil y a une envie de nous retrouver entre nous. Le clan allait séparpiller, plus personne ne pouvait y entrer au dernier moment. Une envie de faire un dernier truc ensemble. Rigoler une dernière fois.
P-Y : Dernier disque puis dernière tournée ensemble.
Et vous avez vraiment rigolé ?
P-Y : Pas trop à lenregistrement. Mais en tournée, oui, vraiment.
Tech est difficile en studio ?
E : Si le groupe arrêtait cest aussi quil y avait des conflits quon ne pouvait plus résoudre et comme un studio est aussi un endroit de tensions
P-Y : Mais rien de grave. Je trouve que Tout Doit Disparaître est le meilleur.
E : Un album que jadore.
On arrive à Road Closed. Alors pourquoi une compilation ?
E : Cest une longue histoire, et jai horreur des best-of. Edith Sample, un label dAngers, décide de faire un Tribute To Les Thugs avec des groupes dici. Cest plaisant de voir nos morceaux repris par dautres. Une année à se monter, mais ça sort. Là, le label veut faire un best of. Quelle idée ! Mais on en discute tous ensemble et le projet se monte. Comme dhabitude, on fait tout : pochette, choix et ordre des morceaux, etc. Lidée pour la pochette était que, pour la première fois, on la confierait à un proche, donc Gabba, qui allait nous en donner sa vision. Nous, on bosse sur les bandes. Dès les premières listes on sait quil faudra que ce soit un double. Toujours dans lidée que, tant quà faire ce best-of que je naime pas, autant essayer de donner des titres live, des faces B, etc. Le label ferme et on se retrouve avec ce truc tout prêt. Mais Gabba a lidée de demander à Crash. Idée sublime : Marsu, (Ndlr : ex-Bondage, pote de toujours) trouve lidée sympa et voilà.
Etes-vous contents de laccueil fait à ce disque ?
E : Etonnés : jai commencé à lire la presse et cest assez incroyable. Je mattendais aux vieux potes, comme Manet des Inrocks, mais que dautres que je ne connais pas écrivent « Indispensable ! », ça fait plaisir et je ne my attendais pas du tout. Ca me plait quon dise de cette compilation, dont les morceaux viennent de droite et de gauche, que cest quand même un vrai disque et que ça représente tout le groupe. Des gens disent le mettre en boucle.
Justement, les albums ressortent
E : En disant à Marsu de Crash quon avait encore du stock sur des vieux albums qui demandent un distributeur, il répond quil vaudrait mieux les ressortir en digipack. Pourquoi pas. Ensuite, moi voulant séparer Electric Troubles, Dirty White Race et Still Hungry qui sont sur le même CD, Marsu dit préférer que les disques soient pleins, quil y ait vingt-trois morceaux. Du coup on décide de mettre des inédits. On en vient à faire ce que je déteste, mais je suis content car il y a de super trucs. Ceci dit cest chiant pour les fans qui restent et qui vont vouloir tout racheter. Dautant quon en sort huit du coup.
Alors que sont ces bonus ?
E : Sur le best-of, il y a des choses évidentes. Là, on a été fouiller dans nos stocks, chez des potes, etc. pour mettre des inédits, des démos, des titres écartés. On est tombé sur des trucs genre « pourquoi ce nest pas sur un album ? ». Et aussi des titres acoustiques dont une très bonne version de « Papapapa », des live de toutes les époques... Sur Radical Hystery il y aura « Come On », un inédit, live, pris avec un petit magnéto dans un bar.
A ce propos, à quand le fameux double-live, la pièce définitive ?
E : Il y a peu, je disais non, pourtant, surtout sur les dernières tournées, jai pas mal de bandes enregistrées sur DAT. Donc plutôt de bonne qualité. A réécouter, je me dis quil y a des choses qui méritent peut-être de sortir.
P-Y : De toute façon, il y a un projet de DVD avec Marsu. Donc avec des morceaux sur scène, des clips, etc. On a des heures dimages tournées aux Etats-Unis même si peu sont utilisables.
E : Il ny a quau Jabberjaw à Los Angeles que Tech a pu filmer puisquil ny avait que trois micros pour le son. Ils sont trop biens chez Crash : Anne et Marsu sont exactement dans ce que je pense que doivent être un groupe, un label, la musique... Des fois jai vraiment limpression dêtre un martien avec des idées un peu « à lancienne » et là, jai rencontré dautres martiens...
Et maintenant ? Que faites-vous ensemble et séparément ?
E : Pierre-Yves et moi, on fait Jive Puzzle avec des musiciens dAngers dont Gilles Théolier. On a enregistré un album lété dernier mais pas dopportunité de sortie pour linstant. Christophe sest installé en Bretagne. Droom Mix, son album solo, na pas trop marché, il est reparti sur dautres compositions sous le nom dAQfen. Thierry est régisseur, toujours dans la musique. Il a aussi fait une musique pour un ballet où on lui a demandé de faire des guitares avec des larsens. Ça la beaucoup amusé mais on na jamais écouté. Moi, je tourne un court-métrage fin juillet à Angers. Jai deux scénarios de longs-métrages. Si le court marche, on se lancera sur un long.
Reste la question de fin : Les Thugs, groupe culte ?
E (gêné) : Ce nest pas à nous de le dire. Ce qui fait plaisir, cest lénorme respect autour du groupe, qui nest pas que musical mais aussi pour ce que nous étions, notre comportement, le chemin suivi Ça, jen suis fier. Peut-être que si on na jamais eu darticle qui nous descendaient, cétait tout ce respect. Je me souviens que je disais dans les interviews au début des Thugs « rien à foutre dêtre connu, on veut être un groupe mythique ».
P-Y : Je nai pas besoin de ça Comme dit Eric, je suis fier et heureux davoir participé à cette histoire et le côté mythique ben, heu Cest mythique pour moi déjà, et cest déjà pas mal.
Discographie : Road Closed (1983-1999) (Crash Disques)
Still Hungry, Still Angry (réédition digipack avec bonus, Crash Disques/PIAS)
Electric Troubles/Dirty White Race (réédition digipack, Crash Disques/PIAS)
Radical Hystery (réédition digipack, Crash Disques/PIAS)
I.A.B.F (réédition digipack, Crash Disques/PIAS)