Velvet #2 - Première partie


Entretien par Catherine Fagnot et Silvère Vincent


1999, Les Thugs déposent les armes. 2004, sort Road Closed, une compilation gonflée de raretés et de versions inédites en plus des titres-phares qui ont jalonné leurs seize ans de carrière.

Velvet va à Angers pour rencontrer Eric, guitariste-chanteur, et Pierre-Yves, bassiste. C’est peut-être le moment de revenir sur une discographie de rêve puisque, autre actualité : leurs huit premiers albums, dont le mini, sont annoncés à la réédition avec des bonus. Occasion double donc, de parler d’un des rares groupes cultes français (le seul ?) avec le désir de redécouvrir CD par CD un parcours artistique et un vécu, voire quelques anecdotes d’une histoire qu’aucun groupe ne peut revendiquer dans l’Hexagone.

Interview-fleuve que nous vous proposons de poursuivre dans le numéro suivant. Pour l'heure, carnets de route, première partie : 1983 – 1991.


On commence par ce premier disque, Radical Hystery, sorti en 86 ?

Eric : Il y a Frenetic Dancing avant. Le premier 45 tours !

Pierre-Yves : Tu vas voir, il va faire aussi les questions à ta place.

E : On ne peut oublier le premier 45. C’est super important.

Au départ on est juste content de jouer ensemble, jouant trois accords dans notre local de répèt’. Déjà, on est heureux que « ça envoie ». C’est jouissif quand dans un groupe il se passe « quelque chose ».

Puis vient le premier concert à Angers. Je flippe toute la journée même si c’est devant les copains.

Et tout de suite, les différentes rencontres qu’on fait. Les Flamingos de Nantes, par exemple, qui, pour nous, étaient un gros groupe et qui trouvent super ce qu’on fait. Donc, à chaque étape du groupe il se passe des choses importantes. Pour ça Frenetic Dancing est important. C’est la rencontre primordiale avec le label Gougnaf qu’on retrouvera régulièrement par la suite. Christian de Gougnaf sera notre premier manager. C’est aussi notre première ambivalence dans le rock français entre un label « punk-rock en français » de la banlieue parisienne et notre côté très « rock’n’roll en anglais » en province. On participera aux deux scènes, chose rare. Et puis avec ce 45 démarre toute notre histoire internationale.

Il se vend très bien dans la boutique Vinyl Solution à Londres. Je me souviens, j’étais veilleur de nuit et je reçois un appel du mec de Midnight Rds de New York qui voulait sortir quelque chose de nous. Ca ne se fait pas, mais bon : il se passe plein de choses !

Et il y a d'excellentes chroniques. Dont celle de Benoît Binet de Nineteen, la Bible pour nous, qui dit qu’il n’a pas entendu quelque chose d’aussi bien depuis le premier Dr Feelgood. Inespéré ! Un groupe français du fond du Maine-et-Loire qui chante en anglais alors que tout ce qu’on voyait dans la presse spécialisée c’était les groupes qui jouaient à Paris. Donc, ce qui arrive est grandiose et c’est le démarrage de tout. On avait des influences rock’n’roll, nous revendiquant de la lignée Dogs, Nomads, etc. qui chantaient en anglais, mais aussi du punk ’77 ou même des pionniers comme Vince Taylor. Et on aimait aussi des gens qui chantaient en français comme Asphalt Jungle, les Olivensteins… Et plus tard de Parabellum, les Sherrif, etc.


Très vite arrive Radical Hystery, 86, premier album chez Closer. Qui le fait?

E : C’est Christophe (Ndlr : Sourice, batterie/chœurs) qui produit. Pas techniquement, mais artistiquement, il a l’oreille et une conception du son très personnelle. Il sort un peu du lot par cette volonté de mettre des guitares devant et que ça ne soit pas aseptisé avec un basse/batterie omniprésent avec le chant par-dessus. Tout de suite : le mur de guitares.


Votre fameux mur de guitares était un choix délibéré de Christophe ?

E : C’est plutôt une lente montée d’une forme d’extrémisme. On ne peut pas dire que ce soit un mur de guitares à cette époque mais l’intention est là. Le mur s’est construit brique par brique. On a eu une recherche, en effet, d’un son très compact. Thierry (Ndlr : Méanard) a quand même travaillé pendant… vingt ans à aller chercher « le » son. Il a eu un nombre inimaginable de combinaisons ampli/enceinte, cherchant avec obstination « le » mur. Le son avec beaucoup de distorsion et en même temps super précis. Il cherchait à trouver le juste équilibre et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y est arrivé. Mais en studio, c’est vrai que c’est Christophe qui a construit les albums. Un peu moins sur la fin, on s’est un peu rebellé (sourire) mais globalement c’est lui. D’où, conflits avec certains labels qui voulaient nous imposer un producteur. Du début à la fin : il n’a pas été question qu’on vienne nous dire ce qu’il fallait faire. L’album a été fait du côté de Rouen, dans le studio de Franz Damame. Il n’avait rien à voir avec le rock et s’occupait de musiques de films. Closer, le label, l’avait choisi, nous n’avions pas de connaissance en la matière à l’époque. Mais il était inconcevable qu’un producteur artistique se permette des choses sur les compositions. Et c’est dès cet album qu’on fait nos premiers concerts à l’étranger. Le premier à Athènes fin décembre : un camion sans chauffage, traversée de l’Italie, voir Venise pour la première fois, la Yougoslavie de l’époque, la route de la mort jusqu’en Grèce. Là, deux concerts organisés par un furieux qui avait sorti le disque là-bas. On a joué dans une énorme boite, on était des stars. Dans les bars où on prévoyait d’aller boire un verre, les patrons mettaient « ce soir, Les Thugs viennent »… Passage sur la radio nationale. Un rêve ! Ce rêve qui nous a animé jusqu’à la fin.


Vient Electric Troubles, deuxième album en 87.

E : J’avoue que ça devient plus flou là. On est parti de chez Closer pour Vinyl Solution. Je crois qu’ils commençaient à avoir des soucis. Stéphane Saunier de Closer et Yves de Vinyl se connaissaient bien. Vinyl Solution c’était l’Angleterre, un label qui vend dans le monde entier tout en restant un indépendant. On part à Londres enregistrer avec Alan Scott dans le studio des Monty Python où Motörhead venait de casser les enceintes peu avant. Speed : les sept titres enregistrés en trois jours, mixage compris.

P-Y : J’habitais à Londres, c’est la première fois que j’intervenais dans le groupe... en faisant l’hôtel (Ndlr : Pierre-Yves n’arrive à la basse qu’à partir du troisième album).

E : A cette époque commencent les licences à l’étranger. Ca sort en Angleterre, plus ou moins bien relayé en France. Des licences arrivent d’Allemagne, d’Espagne, une distribution en Italie, etc. Plein de choses se passent pour nous à l’étranger et donc les opportunités de tourner dans ces pays. On commence à tourner beaucoup durant cette période.


Et le rapport avec Alan Scott pendant l’enregistrement ?

E : Je ne me souviens plus de ces trois jours en 87, sauf du fait qu’on était super content de ce qu’on avait ressorti de ce studio avec Alan.


Electric Troubles, et Dirty White Race qui suit, produits par lui sonnent vraiment bien.

E : J’ai du mal à juger… Le studio et ce producteur y sont pour quelque chose. 87, c’est aussi l’enregistrement à la BBC. Quatre morceaux pour les John Peel Sessions en un après-midi ! On découvre des gens d’une efficacité incroyable, qui savent enregistrer du rock. En France, à l’époque, un groupe qui faisait du bruit faisait se boucher les oreilles aux ingé-sons de FR3. Clash passait à la télé, le son était scandaleux. Là, des mecs font ça depuis vingt ans. C’est un type de Mott The Hopple qui fait le son là-bas. Donc des musiciens qui aiment le rock. On a fait tout le bruit qu’on voulait dont un morceau de huit minutes, « About Your Life », avec un grand souk à la fin. Ca ne leur a pas fait peur une seconde.


Still Hungry, 89, produit par Ian Burgess…

P-Y : A partir de là, je joue (Ndlr : content de participer enfin). Je me rappelle le studio au Pays de Galles, la traversée en bateau, moi malade. Je crois que je stressais pour cet enregistrement puisque j’arrivais dans le groupe. Première fois que je mettais les pieds en studio. J’avoue me souvenir surtout de l’endroit où on logeait avec une télé et des jeux, des concours de tarot. On était accompagné de Laurent Limousin pour les claviers. Première fois qu’il y avait quelqu’un en plus pour enregistrer. Il a aussi fait les quelques arrangements « violons ».


Parle-nous des concerts qui ont suivi.

E : Là, commencent de vraies tournées, 10 ou 15 dates, dans de bonnes conditions, soutenu par le fait qu’on est sur un label anglais, ce qui ouvre les portes. On tourne partout, Angleterre, Allemagne... Sauf la Scandinavie qu’on regrettera toujours. Personne d’autre ne fait ça : les groupes « en français » sont cantonnés à la France et la Belgique, ceux qui chantent en anglais ont des opportunités en Australie comme les Fixed Up et c’est tout. Seul Little Bob tourne en Angleterre. Seul le circuit des squatts en Hollande, Allemagne, Suisse ou Italie accueille des groupes français mais on est les seuls à tourner dans les conditions que nous avons. Tout comme nous serons les seuls après aux Etats-Unis.


En fait, le truc marquant fût la signature avec Vinyl Solution dès le début…

E : Quitte à paraître prétentieux, je crois que nous avons tout fait pour que ça se passe. Le premier 45 a accroché par sa qualité, le reste en a découlé. Il n’y a pas de hasard dans cette rencontre avec Vinyl Solution, d’autres gens nous avaient déjà contactés comme Midnight ou Bomp Rds. Se tourner vers l’étranger était tout de suite là, comme les connexions aux Etats-Unis. Ce que je trouve important de dire surtout, c’est qu’il n’y a pas « un » truc marquant. Pour certains, c’est notre signature chez Sub-Pop. Pas plus. Pour nous, il y a plein de dates marquantes les unes après les autres : la rencontre avec Gougnaf est aussi importante que celle de Sub-Pop. Il n’y a pas plus de concert marquant comme on voudrait nous le faire dire du concert de Berlin. Le premier à Angers fût marquant comme d’autres après, comme les tournées de plus de deux mois aux Etats-Unis, à jouer aussi bien dans des clubs que des salles plus importantes. Mais on reconnaît que d’être sur un label anglais, donc d’audience internationale, nous ouvre des portes qu’aucun groupe de l’Hexagone n’a aperçues. Aujourd’hui, on est encore dans une situation où des groupes français de qualité -comme Zenzile, qui est musicalement reconnu- et qui sortent sur des labels en France n’ont rien à l’étranger, ni licence, ni tournée.

P-Y : A l’étranger au début, on y allait pour rien. On tournait en Angleterre en perdant de l’argent.

E : On jouait dans des clubs avec trois ou quatre groupes dans la même soirée, dix minutes de balance, ni hébergement, ni bouffe, ni bière.

P-Y : Combien de groupes le feraient ainsi ? La Fraction chez Crash Disques l’a fait aux Etats-Unis, mais combien d’autres ? Et pour coller à l’actualité sur les intermittents : si un groupe français veut un peu vivre de sa musique, il doit tourner en France avec des dates déclarées. Il ne peut pas se permettre d’aller tourner à l’étranger pour rien six mois de l’année. Nous ne vivions que sur l’Assedic classique et du peu de sous qui se dégageait. L’intermittence est venue après.


De quand date la première tournée aux Etats-Unis ?

E : 89. Suite à ce fameux festival « Berlin Independence Days » où l’organisation invitait des labels de différents pays, chaque label amenant un groupe. Vinyl Solution y emmenait Birdhouse donc on nous a fait passer pour un groupe Gougnaf. Sub-Pop y était avec Mudhoney. Là, il y a le célèbre texte de Jonathan de Sub-Pop racontant que, quand on leur a dit que des Français jouaient ils étaient sûrs que ça allait être drôle, mais qu’en fait ils se sont pris une énorme claque. Le soir même, ils sont allés voir Doudou (Ndlr : manager) : « on veut le faire, il faut qu’on le sorte, c’est trop bien… ». C’était donc juste après la sortie de Dirty White Race en 88.


Quel album ont-ils voulu sortir ?

E : Ils ont sorti Electric Troubles et Dirty White Race compilés. Prévu en 89 juste avant la tournée là-bas et c’est sorti juste après. Su-per bien. Ensuite, ils ont sorti Still Hungry.


Pour les ventes, vous en êtes où ?

E : (souriant) C’est énorme ! On doit vendre 4000 Radical Hystery chez Closer, pas de quoi pavoiser. Pour l’étranger, il y avait tellement de licences à droite et à gauche qu’on ne savait pas combien on vendait. Concernant les albums, on sait mieux : I.A.B.F. a dû se vendre à 12 000 ou 13 000 chez Bondage. Sur le monde, As Happy… vendra peut-être 40 000 exemplaires, ridicule par rapport à des idées de ventes de disques. L’album sortant chez Sub-Pop pour les US, chez Roadrunner en France, avec une licence au Japon… 15000 ventes aux Etats-Unis ! Je m’en suis toujours foutu -pas tous dans le groupe- j’étais content de ce qui se passait. Les ventes de disques n’ont jamais été une priorité puisque c’était suffisant pour faire ce qu’on avait envie de faire : enregistrer, faire les tournées et malgré tout gagner assez pour vivre.


On arrive en 91 et I.A.B.F. … Enregistré avec Steve Whitfield, Christophe reprend la production ?

E : Ca a toujours été le cas. Pour I .A.B.F., Whitfield avait bossé un peu avant sur les Shaking Dolls et les Dirty Hands mais je ne pense pas qu’il nous correspondait totalement musicalement. On faisait toutes nos démos avec Gilles Théolier, ex-guitariste de Seconde Chambre - trois albums chez Madrigal - puis guitariste de Hydrolic System, des Oidgts, maintenant sonorisateur de K2R Riddim. Je lui en ai parlé dernièrement, c’est idiot de ne pas avoir fait d’album avec lui. Avec Steve, je pense que les prises basse/batterie sont bien mais moins les prises guitares. Ca ne sonne pas assez.


Une question particulière pour I.A.B.F. : avez-vous senti sur l’énorme titre « I Love You So » que vous touchiez la lumière ?

P-Y : Je l’ai senti la première fois qu’Eric a fait le gimmick de guitare.

E : On a traîné cette idée pendant trois mois, ne sachant pas quoi en faire. On n'arrivait pas à le sortir. C'était du style « c’est bien mais en même temps il manque quelque chose ». C’est plutôt quand j’ai posé la voix dessus que ça a fonctionné.


Pour tout le monde, « I Love You So » est un titre à part. Un moment parfait, un morceau pour faire une déclaration d’amour.

E : Pour tous les titres qui sont sur les albums il se passait quelque chose à la création. Il y a un moment où, quand c’est la quatrième fois que tu le joues en répétition, quand il commence à être construit, tu as le frisson. A l’enregistrement aussi, ça fonctionne ou pas. Mais s’il finit sur un album, c’est que, de toute façon, il y a eu un truc. C’est valable pour tous les morceaux. Ce morceau était fort aussi parce que les paroles que j’avais écrites correspondaient exactement à sa tension. Souvent Christophe faisait les textes et moi je les chantais. Il y a forcément un petit décalage. L’intention n’est pas la même si c’est toi qui écrit ou pas. J’en écrivais peu à cette époque, mais ce texte est de moi, il me touchait. C’est en relation avec le morceau qui par le gimmick de guitare fait que, avec tout le reste, ça devient super fort.

P-Y : Ce morceau-là est resté dans le répertoire pour les concerts jusqu’à la fin. C’est peut-être le seul de cet album. On se retrouvait aussi tous dans les paroles. L’occasion de dire que c’est dur quand tu es loin de quelqu’un que tu aimes. [...]


Discographie : Road Closed (1983-1999) (Crash Disques) et rééditions à venir.




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